Fonctionnement technique et infrastructures du moulin
Le Moulin de Bazoncourt illustre parfaitement l'ingénierie hydraulique traditionnelle des moulins lorrains. Selon Valentin Pelsy dans son étude historique de 1895, ces moulins représentaient "l'adaptation remarquable de l'intelligence humaine aux forces naturelles, transformant la puissance tranquille de nos ruisseaux en outil de subsistance pour nos populations rurales."
Le moulin fonctionnait grâce à la force motrice de l'eau de la Nied, canalisée et dirigée vers une roue à aubes, également appelée « moteur hydraulique ». Cette roue, d'un diamètre de 4,5 mètres, activait un axe vertical en bois qui mettait en mouvement les meules situées à l'intérieur du bâtiment. L'ensemble du système repose sur une utilisation optimisée de cette force, canalisée et dirigée avec précision vers les mécanismes de mouture.
La quantité de grain stockée était de plusieurs tonnes, ce qui nécessitait une solide infrastructure : dans la meunerie, trois poutres de 40 cm de diamètre soutiennent le plancher du grenier. Deux renforts en pierre, larges de deux mètres et hauts de trois à quatre mètres, soutiennent le mur nord-ouest afin de résister aux fortes pressions exercées par les charges de grain. La base de la meunerie est bâtie en granite, avec des murs de 60 cm d'épaisseur, reposant sur des fondations en chêne, selon une technique similaire à celle employée pour la cathédrale de Metz. Dans les années 1950, un ouvrier chargé de la réfection des écluses aurait dû scier une de ces poutres anciennes. Il aurait raconté que la lame devenait bleue tant le bois était dur.
La prise d'eau et le système hydraulique
Le déversoir et les canaux
Plan détaillé des infrastructures hydrauliques et des bâtiments actuels du Moulin.
Le système hydraulique du moulin s'articule autour d'un déversoir soigneusement calibré qui détourne une partie du débit de la Nied vers le canal d'amenée. Comme l'explique Pelsy : "Le plateau lorrain, si richement doté au point de vue de l'écoulement de ses eaux, a dû voir de bonne heure se dresser sur les bords de ses nombreux ruisseaux de primitifs moulins."
Le canal d'amenée, avec sa pente douce calculée, conduit l'eau vers la chambre d'eau où elle s'accumule avant d'actionner la roue. Ce système permet de créer une réserve d'énergie hydraulique, particulièrement importante pour les rivières au débit irrégulier comme la Nied.
Les vannes et la régulation
Les écluses et vannes permettant la régulation du débit
Le moulin possède un système sophistiqué de vannes permettant de gérer le débit avec précision :
- La vanne principale : contrôle l'arrivée d'eau sur la roue
- La vanne de décharge : permet d'évacuer l'excès d'eau en cas de crue
- Les écluses de régulation : ajustent le niveau d'eau dans le canal
Ces dispositifs étaient essentiels pour protéger le mécanisme en cas de crue, et pour garantir un fonctionnement stable même lors des étiages. Étant donnée la faiblesse du débit de la Nied, les vannes étaient parfois fermées pendant plusieurs jours afin de remplir progressivement le canal. Une fois le niveau suffisant atteint, la vanne de la roue était ouverte, permettant ainsi de moudre pendant plusieurs heures.
Le bâtiment était ainsi conçu pour permettre un flux logique : le grain entrait, montait à l'étage, était traité, tamisé, puis redescendait conditionné. La disposition des pièces, la pente douce du canal d'amenée, les écluses et le déversoir jouaient chacun un rôle technique précis, garantissant la continuité du travail quelles que soient les conditions hydrologiques.
Aujourd'hui, si les meules ne tournent plus, les traces du fonctionnement hydraulique sont encore bien visibles : les vannes, les canaux, les plaques de crue, vestiges d'une époque où l'intelligence de l'homme savait s'accorder à la puissance tranquille de la rivière. Aujourd'hui cependant, le canal a tendance à s'envaser et les changements climatiques assèchent cruellement la rivière. Le capteur de niveau d'eau de la station d'Ancerville (A973121001) mesurait en 2022 un niveau 11,6 cm en dessous du zéro théorique, avec un débit moyen journalier de 0.098 m3/s.
Le moteur hydraulique : évolution des roues
Des roues primitives aux roues Poncelet
Schéma de principe d'une roue Poncelet — augets incurvés captant l'eau par le dessous pour un meilleur rendement.
L'évolution des moteurs hydrauliques à Bazoncourt reflète les progrès techniques décrits par Pelsy : "Le type de moulin, de beaucoup le plus répandu en Lorraine, se composait d'une roue à palettes, de construction élémentaire, fixée à l'extrémité d'un arbre sortant du moulin."
Les premières roues étaient des roues à palettes simples, peu efficaces mais robustes. Au XIXe siècle, elles furent remplacées par des roues Poncelet, innovation remarquable qui "permettait l'emploi de la force des agents physiques" avec un rendement bien supérieur.
Principe de fonctionnement
Les roues Poncelet se distinguent par :
- Augets incurvés : captent l'eau par le dessous pour un meilleur rendement
- Admission tangentielle : l'eau arrive avec une vitesse optimale
- Récupération d'énergie : utilisation à la fois de l'énergie cinétique et potentielle
Au fil des siècles, plusieurs types de roues ont été utilisées au moulin. Les dernières en service étaient des roues Poncelet, contrairement aux roues classiques, conçues pour capter l'eau par le dessous, avec des augets incurvés favorisant un meilleur rendement, même avec des débits modestes. Elles offraient une excellente efficacité pour les rivières au régime irrégulier comme la Nied.
La toute dernière roue en activité possédait une ossature métallique et un diamètre de 4,5 mètres. Elle a été démontée dans les années 1950, marquant la fin de l'activité meunière traditionnelle sur le site. Elle développait une puissance suffisante pour actionner deux paires de meules simultanément.
La transmission du mouvement
Du rouet en bois aux engrenages en fonte
Le mécanisme de transmission du moulin
Pelsy décrit l'évolution majeure de la transmission : "Ce fut, en effet, vers 1820 que parurent chez nous les premiers engrenages en fonte en remplacement des anciens rouets en bois... Cette substitution des rouages en fonte aux vieux rouets en bois marqua la grande époque du passage définitif de notre meunerie absolument primitive à la meunerie moderne."
L'arbre horizontal de la roue porte un "roi" (grande roue dentée conique) qui engrène avec un pignon vertical. Ce pignon, monté sur un arbre vertical en fer, traverse le plancher et actionne une couronne horizontale appelée "hérisson" qui distribue le mouvement aux différentes paires de meules.
Le moulin, équipé de deux paires de meules en 1861, évolue pour inclure un système hydraulique plus performant au début du XXe siècle, permettant une augmentation de la production jusqu'à sa fermeture après guerre.
Les améliorations du XIXe siècle
Les perfectionnements apportés comprenaient :
- Beffrois renforcés : charpentes métalliques isolées du bâtiment
- Engrenages de précision : taillés avec soin pour réduire les vibrations
- Régulation de vitesse : systèmes d'indicateurs pour maintenir une vitesse constante
Les meules : cœur du moulin
Construction et composition
Meules et outils de rhabillage
Selon Pelsy : "La meule est, en effet, le cœur du moulin, l'outil principal qui permet au meunier d'arriver au but auquel il tend, l'organe qui transforme la matière brute en produit fabriqué."
Les meules de Bazoncourt, faites de pierre dure soigneusement sélectionnée (type silex ou quartzite), mesuraient environ 1,50 m de diamètre pour 25 cm d'épaisseur et étaient composées d'une meule dormante (fixe) et d'une meule tournante (mobile). Leur usure était compensée par des opérations de rhabillage, où l'on recreusait les rayons pour assurer une mouture régulière. L'espace entre les deux meules était ajustable, ce qui permettait de déterminer la finesse de la farine. Chaque paire de meules avait sa propre trémie, et les meuniers surveillaient en permanence la régularité du grain pour éviter l'échauffement, qui pouvait altérer la qualité du produit final.
Le rhabillage des meules
Rhabillage des meules
Le rhabillage était un art complexe nécessitant :
- Tracé des rayons : lignes partant du centre vers la périphérie
- Piquage régulier : entailles au marteau et au burin
- Équilibrage : correction des défauts de planéité
- Réglage de l'écartement : pour ajuster la finesse de la mouture
L'expertise des rhabilleurs lorrains était reconnue : "C'est ainsi que nous avons eu cette armée de bons rhabilleurs et de conducteurs au talent remarquable, qui devaient porter la mouture basse, en Lorraine, à son plus haut degré de perfection."
De la mouture à la farine
Les techniques de mouture
Coupe technique du mécanisme des meules
L'évolution des techniques de mouture en Lorraine suit celle décrite par Pelsy :
Mouture à la grosse (jusqu'au XVIIIe siècle)
"Le grain de blé, versé dans la trémie du moulin, passait une seule fois entre les meules, et à ce passage unique le meunier le broyait aussi finement que le lui permettaient la force et la bonne tenue du moulant."
Mouture économique (XVIIIe siècle)
Introduction du "dodinage" pour séparer les semoules et les repasser : "Ces diverses sortes de semoules étaient ensuite repassées sous les meules et donnaient la farine de gruaux dont les qualités sont si justement vantées par Parmentier."
Mouture basse anglaise (XIXe siècle)
"Cette mouture broyait en un seul passage le blé qui lui était soumis en affleurant d'un seul trait les sons du grain... elle convenait assez bien à notre blé dont l'écorce coriace résistait bien à l'action d'une meule convenablement tenue."
Le blutage et le tamisage
Le processus de séparation comprenait :
- Bluterie hexagonale : tambour rotatif incliné
- Garnitures de soie : mailles de différentes tailles
- Séparation graduelle : farine fine, farine ordinaire, sons
- Ventilation : élimination des poussières
Rendements et qualité
Pelsy précise les rendements obtenus : "Avec nos bons blés indigènes, elle extrayait 70 à 75 pour cent d'une farine d'excellente qualité, donnant un pain très nutritif en même temps que très léger, au bon goût de noisette."
En 1924, la capacité d'écrasement du Moulin de Bazoncourt est évaluée à un quintal par 24 heures, reflétant l'efficacité limitée mais essentielle du moulin pour l'époque. Aujourd'hui, même avec une roue flambant neuve, voire une turbine moderne, le débit de la Nied ne permettrait plus d'assurer une production régulière durant les mois d'été. De juin à septembre, le manque d'eau rendrait toute tentative de relance énergétique quasiment vaine.
Infrastructure et bâtiments
Architecture fonctionnelle
Vue d'ensemble du moulin
Aquarelle du moulin en 1948
L'architecture du moulin répond à des impératifs techniques précis : "Le bâtiment de ces moulins est généralement peu élevé ; il n'existe pas de magasins, pas de greniers. On va chercher le grain chez les pratiques et on le reporte moulu à dos de cheval ou de mulet."
Les caractéristiques structurelles :
- Fondations en chêne : technique similaire à la cathédrale de Metz
- Murs en granite : 60 cm d'épaisseur pour la résistance
- Poutres de soutènement : 40 cm de diamètre pour porter les charges
- Renforts de pierre : contreforts contre la poussée des stocks
Évolution moderne
Après la Seconde Guerre mondiale, l'ensemble des bâtiments et des vanneries a été réhabilité. Les ponts, autrefois en bois, ont été reconstruits en béton armé. Le parvis, les ponts et les sols du rez-de-chaussée des deux bâtiments principaux ont été rehaussés d'environ 80 cm, d'où la faible hauteur sous plafond actuelle du rez-de-chaussée, probablement pour mieux faire face aux crues de la Nied.
Lors des premiers travaux engagés en 1991, en creusant dans l'actuelle chaufferie, de grandes dalles de pierre d'environ 80 cm sur 50 cm ont été découvertes. Leur disposition laisse penser qu'elles recouvraient autrefois la totalité du sol de l'ancienne meunerie.
L'ancien déversoir, encore visible à proximité du séquoia, a été partiellement détruit pendant la Seconde Guerre mondiale. Le syndicat des Nieds réunies a créé un enrochement à la pointe de l'île et reconstruit un nouveau déversoir légèrement en aval, en l'élargissant pour améliorer l'écoulement des eaux en période de crue. Le niveau de ce nouveau déversoir a été soigneusement recalculé pour s'aligner avec celui de la margelle située sous la petite vanne de l'écluse principale.
Tout le bois des vannes a été remplacé dans les années 2000. La partie basse de la vanne de décharge a fait l'objet d'une rénovation spécifique en 2023, prolongeant ainsi la fonctionnalité et la pérennité de l'ensemble hydraulique.
La banalité des moulins dans le contexte féodal
Le concept de banalité des moulins, issu du droit féodal, stipulait que les habitants d'une seigneurie étaient obligés d'utiliser exclusivement le moulin banal du seigneur pour moudre leur grain. Cette obligation s'accompagnait souvent de taxes ou de redevances et était une source significative de revenu pour les seigneurs.
Historiquement, la banalité était justifiée par les investissements significatifs du seigneur dans la construction et l'entretien des moulins. En retour, les habitants étaient tenus de faire moudre leur grain au moulin seigneurial, sous peine d'amendes. Initialement, cette règle visait à assurer une gestion centralisée et efficace des ressources en eau et des équipements de mouture.
Des édits royaux en France, tels que ceux de 1571 et 1616, ont renforcé cette exclusivité en interdisant la construction de moulins privés. Toutefois, face à l'insuffisance des moulins banaux et à la croissance démographique, des assouplissements ont été observés. Les particuliers pouvaient désormais établir leurs propres moulins, moyennant le paiement d'une redevance, ce qui marquait un relâchement progressif du contrôle seigneurial sur cette ressource vitale.
Au fil du temps, les limitations des moulins banaux devenaient de plus en plus apparentes. Les moulins étaient souvent éloignés, difficiles d'accès, surtout en hiver, et pouvaient être insuffisants pour couvrir les besoins de tous les habitants, surtout durant les périodes de sécheresse où les moulins manquaient d'eau pour fonctionner efficacement. Cette situation conduisait parfois les habitants à se tourner vers d'autres moulins, où ils subissaient des prix exorbitants.
La banalité des moulins, bien qu'utile durant le Moyen Âge pour réguler l'utilisation des ressources, est devenue un sujet de mécontentement au fur et à mesure que la société évoluait vers moins de contraintes féodales. Les tensions entre les obligations seigneuriales et les besoins des communautés rurales illustrent la complexité des relations sociales et économiques dans la France pré-révolutionnaire.
La banalité des moulins est un exemple de la manière dont les structures de pouvoir historiques régulaient les activités économiques et impactaient la vie quotidienne. Avec le temps, les pressions économiques et démographiques ont poussé à des réformes, reflétant le passage d'une société régulée par des privilèges féodaux à une organisation plus flexible et adaptée aux réalités économiques.